Emmanuel de Buretel ou le bruit d’un homme de l’ombre
De Buretel, c’est le boss de Because Music, la boîte de prod musicale indé du moment. Le label compte dans son roster des artistes à la fois pointus et connus comme Sefyu, Charlotte Gainsbourg, Justice, Manu Chao, Tandem, Jarvis Cocker, Les Rita Mitsouko, Amadou et Mariam, DJ Medhi, Keziah Jones… Hip-hop, world musique, rock, chanson, la besace est éclectique. Au-delà de ces profils variés, un point commun : un mode de développement des artistes adapté aux évolutions technologiques, aux changements d'habitude de consommation, à la situation du marché de la musique, au monde musical moderne.
Pour comprendre le succès de Because, autoproclamé label du futur en réponse à la crise de l’industrie du disque, il faut surtout revenir sur le parcours de ce malin de Manu, qui a su, au fil des années, anticiper les tendances et reconnaître la viabilité commerciale des différentes scènes musicales émergentes mais aussi adapter l’économie de son industrie en réfléchissant à de nouveaux modèles de production et distribution.
22 décembre 1958 : naissance d’Emmanuel de Buretel de Chassey à Lyon, dans une famille d'origine lorraine avec une tradition militaire.
80’s : Ancien élève de l’école nationale des travaux publics de l’Etat de Vaulx-en-Velin (ENTPE), étudiant en MSc au MIT, il organise des concerts avec The Cure, U2, Sade.
1981 : établissement de Virgin Music France par Patrick Zelnik (cf. photo), ex-Polydor, pour le compte de Richard Branson, 21 ans, créateur de Virgin. (Virgin France signe Etienne Daho, repéré par Philippe Constantin, et des artistes de la chanson comme Julien Clerc, Renaud et Liane Foly).
1985 : Emmanuel intègre Virgin en tant que managing director de Virgin Publishing France, soit l'entité d'édition musicale qui gère les droits de Jean-Louis Murat, Cheb Khaled, Manu Dibango ou Youssou N'Dour entre autres.
1986 : directeur de Editions Virgin Music, il est un « publisher » qui exploite un catalogue mais qui sait aussi créer le buzz, contacter des personnes clé des média et utiliser ses connections pour obtenir des contrats d’album, créer un réseau international de contacts avec des labels, des managers et des publicitaires, travailler la nature internationale de son catalogue, le potentiel export de ses artistes (=> ce sont les années « rock indé » avec les Négresses Vertes signées en mars 1988, les Rita Mitsouko, Mano Negra).
1990 : il crée Delabel (en partenariat avec Virgin qui possède 95% des parts) et signe immédiatement un inconnu, Keziah Jones. Il fait venir le guitariste J.J. Cale. Mais c’est l’apparition du rap qui fait décoller Delabel avec en premier lieu, la compilation Rappatitude. Le label développe sur le long terme des artistes en s’associant dans le processus créatif, en s’impliquant dans le marketing promotionnel, en proposant des idées neuves et en intégrant la dimension internationale dans la stratégie d’ensemble. Cette démarche d’investissement financier dans l’artistique se traduit par des résultats de qualité. Le rap prend de l’ampleur et Delabel avec : IAM, Alliance Ethnik, Assassin, Tonton David, Ministère Amer…
1992 : à la suite de l’acquisition à $1Mds de Virgin Music Group par la major EMI, il est nommé DG de Virgin France en remplacement de Fabrice Nataf (cf. photo) parti chez BMG (et qui est revenu chez EMI pour s’occuper de l’activité Publishing France en octobre 2001). Le succès de Delabel est notamment à mettre à l’actif de Laurence Touitou, ex-productrice de « Hip-Hop », la 1e émission de rap à la TV, et qui reprend Delabel en charge suite aux nouvelles responsabilités d’Emmanuel.
Septembre 1995 : sous la responsabilité d’Emmanuel, Philippe Ascoli (cf. photo), directeur artistique chez Virgin crée le label Source au sein du groupe pour driver les artistes pop électro (=> la French touch s’invente une identité). Ascoli a découvert MC Solaar et puis des artistes comme Air, Simian, Phoenix, Saïan Supa Crew… Toujours sous le management d’Emmanuel, une troisième division intitulée Labels est créée et confiée à Alain Artaud, directeur marketing international de Virgin (pressenti un moment pour la direction de Virgin lors de l’acquisition par EMI). Elle s’occupe des relations avec des labels indépendants étrangers et traite en direct avec des groupes techno comme Daft Punk.
1996 : création au sein de Delabel du sous-label Hostile par Benjamin Chulvanij pour suivre le mouvement hip-hop (Benjamin deviendra en avril 2000 boss de Delabel après le départ de Laurence Touitou ; puis pour la division Capitol Records de EMI, il gérera à partir d’août 2003 en remplacement d’Alain Artaud, Capitol, Parlophone, Delabel et Hostile. Il a aussi été jury de Popstars en 2007, format de real-TV conspué par Emmanuel).
1996 : sortie de Première Consultation de Doc Gyneco, signé par Virgin en 1994. L’album devient disque de platine et le Doc se plaindra d’être exploité et considéré comme « la poule aux disques d’or ». Buretel est contesté : soi-disant pas assez « gentleman », pas assez « noble » dans son approche du business.
1996 : Frédéric Junqua, chef des ventes internationales, le remplace à la tête de Virgin France. (Il est devenu producteur de « la Sciences des rêves » de Michel Gondry).
Septembre 1997 : Patrick Zelnik quitte la présidence de Virgin France pour créer le label Naïve avec le publicitaire Eric Tong-Cuong (cf. photo). De Buretel le remplace à la présidence de Virgin France.
1997 : il est élu Manager de l’Année par la magazine professionnel La Lettre du Disque.
Juillet 1998 : Philips, multinationale néerlandaise vend Polygram (la plus importante maison de disques au monde) à Universal et lance son copieur de CD.
Octobre 1998 : Virgin France a doublé ses ventes totales de 450 MF (75M$) à 850 MF(142 M$) entre 1992 et 1997 et a fait passer sa part de marché 6% à 11,5%. Ses ventes export représente 10% de son CA. Ce succès permet à de Buretel de prendre la présidence de Virgin Continental Europe, en plus de la France. Il s’occupe ainsi des opérations internationales de Virgin et donc accompagne le développement d’artistes “border breakers » comme Manu Chao, Daft Punk ou Air. Et il est en charge de coordonner les actions des 10 filiales européennes de Virgin, hors Grande-Bretagne. Dans la hiérarchie, il reporte directement à Ken Berry, le CEO de Virgin.
1999 : Outre ses responsabilités chez Virgin, il est lobbyiste à la SNEP (Syndicat national de l'édition phonographique). Il défend ainsi les intérêts de la profession menacée par le piratage et la contrefaçon (copie de CD via les graveurs, téléchargement illégal sur le Net) et il veut faire évoluer la législation pour mieux défendre les droits des producteurs : baisse de la TVA sur la disque, protection du prix du disque… Il est également président du Bureau de la Musique française basé à Londres et du French Music Office basé à Los Angeles, organes cofinancés par le Ministère de la Culture pour promouvoir la musique française sur les marchés internationaux.
Janvier 2000 : annonce du rachat d’EMI par Time-Warner. Ken Berry, COO anticipé du nouvel ensemble, prévoit déjà des synergies de coûts. Puis rumeurs de fusion avec Bertelsmann BMG. Ces tentatives de rapprochements se soldent toutes par des échecs du fait de contraintes réglementaires, business…
1 août 2001 : Emmanuel est nommé CEO et président de EMI Recorded Music pour l’Europe (y compris le UK), le Moyen Orient et l’Afrique. A ce poste, il remplace Charlie Dimont devenu executive VP à New York dans le cadre de la restructuration du groupe EMI. Il cumule ainsi les responsabilités internationales pour les divisions de Virgin et EMI. Cette stratégie de rationalisation des postes managériaux vise ainsi à accroître la coordination entre les 2 sociétés fusionnées en 1992, tout en maintenant l’identité de leurs différents labels. EMI est une vieille maison centenaire avec un catalogue riche d’artistes dans tous les magazines alors que Virgin n’a que 30 ans et un répertoire plus contemporain. La part de marché de EMI en Europe est de 19% : le groupe arrive 2e derrière Universal. Le rôle d’Emmanuel consiste à favoriser le développement du répertoire local et à optimiser le potentiel export de ces artistes capables de rayonner au-delà de leurs pays comme Air et Daft Punk (=> premier dans la musique électro). Cela passe par une structure de direction artistique européenne.
25 Septembre 2001 : EMI émet un “profit warning”. La sous-performance d’EMI aux USA implique des changements.
14 Octobre 2001 : Ken Berry, CEO de EMI Recorded Music est remplacé par Alain Lévy (cf. photo), ancien CEO de Polygram de 1991 à 1998, date du rachat par Seagram. Cette décision a été prise par Eric Nicoli, président du groupe EMI depuis 1999. David Munns, manageur de Bon Jovi, est chargé de la supervision mondiale du marketing et des RH. Un audit du personnel et des artistes est prévu pour faire le tri. A défaut de marier EMI, il s’agit d’en faire une “stand-alone company” efficace, capable de se restructurer.
Novembre 2001 : dans ce contexte incertain, Emmanuel démissionne du French Export Office
Janvier 2002 : Tony Wadsworth (cf. photo), directeur du label EMI Parlophone (qui a accompagné les succès de Blur, Radiohead, Supergrass, Coldplay, Gorillaz…) devient directeur de EMI UK et reprend ainsi la responsabilité de ce territoire à Emmanuel.
5 février 2002 : EMI émet un 2e profit warning
Février 2002 : EMI change en Capitol. Désormais EMI sert uniquement de nom corporate au groupe qui réunit 2 divisions-marques, Capitol et Virgin, qui gèrent chacune leurs labels. Les back-offices des différents labels sont regroupés dans un shared-services center. Alain Artaud devient président de Capitol Records France et Laurent Chapeau de Virgin Records France.
Mai 2002 : rachat par EMI du label anglais Mute (Depeche Mode, Moby…) fondé par Daniel Miller pour 23M£.
Octobre 2002 : suite au décès du directeur artistique Philippe Constantin en janvier 1996 (découvreur de Higelin, Téléphone, Noir Désir…), Emmanuel avait proposé de créer le prix Constantin pour mettre en lumière le « talent et l’originalité » de nouveaux artistes. C’est chose faite.
Novembre 2002 : l’ex publicitaire Eric Tong-Cuong prend la présidence d'EMI France.
26 janvier 2004 : Chevalier dans l'Ordre des Arts et des Lettres par Jean-Jacques Aillagon.
31 mars 2004 : départ de la direction de EMI Europe (remplacement par Jean-Francois Cécillon (cf. photo), autre figure française de l’industrie qui a signé Robbie Williams au UK et qui depuis 2007, dirige la structure monde EMI Music International) et fondation dans la foulée d’une société d'édition et de production musicale (E2B, i.e. Emmanuel de Buretel en langage texto). Because naît avec l’aide de la banque d’investissement Lazard.
Juin 2004 : prise de participation de 50% de Corida, holding regroupant salles de spectacles parisiennes (la Boule Noire, la Cigale, le Trabendo), société d'organisation de concerts et de management (Manu Chao, Négresses Vertes, Rita Mitsouko, Zebda...), société d'édition musicale (Hi-Jack) et label discographique (Wah-Wah). Le modèle économique en ligne de mire, c’est l’intégration de plusieurs activités : production de disques, management, merchandising, organisation de tournées. Soit la diversification prônée par Sanctuary Group, la maison de prod d’Iron Maiden (fondée en 1976 par Andy Taylor (cf. photo) et rachetée en juin 2007 par Universal). Comme Manu le dit lui-même, l’objectif est de « maîtriser l'ensemble de la chaîne » car « plus de transversalité permet de valoriser les actifs ». Face à la baisse des revenus du disque, les synergies entre activités permettent à Because d’être rentable par compensation des postes. Le développement des artistes et l’optimisation de leurs projets passe ainsi par la consolidation de tous les types d'exploitation : édition, production, diffusion sur tous supports (CD, audiovisuel, spectacle vivant, téléphonie, Internet, édition papier). Les concerts ayant l’atout d’être non piratables.
Juillet 2004 : EMI continue sa restructuration. Démission de Eric Tong Cuong de la présidence de EMI France. Fin de l’ère de Buretel chez EMI, qui poursuit en mode cost-cutting avec Alain Lévy et David Munns, eux-mêmes remerciés début 2007 suite aux mauvais résultats 2006, et avec le retrait opérationnel de Eric Nicoli (cf. photo gauche) en septembre 2007 suite au rachat de EMI par le fonds d’investissement Terra Firma de Guy Hands (cf. photo droite), après de vaines tentatives de la part de Warner Music et Permira entre autres.
Décembre 2004 : décès de Jacques Renault, PDG de Corida
2007 : signature d’un contrat de licence avec Ed Banger. Because devient plate-forme de diffusion de Justice, actuellement le groupe-phare de l’électro qui revendique le besoin d’être « épaulé par une structure marketing hyper motivée ». Justice gagne en novembre son 2e prix aux MTV Europe Music Awards.
2008 : Manu a réussi son pari de valoriser à l’international une création musicale multiculturelle (comme à l’ère Delabel) et ses différents modes d'exploitation (dans une économie soumise à un environnement high-tech évolutif). Rachat de Because Music par Universal ?

Au final, Manu c’est :
- un directeur artistique. En anglais, un pro de l’A&R (i.e. Artists and Repertoire). Celui qui déniche les artistes et les accompagne dans leur développement artistique et commercial, présent sur tous les terrains (studios, concerts, bureaux) pour créer les conditions de l’épanouissement artistique et favoriser l’écho médiatique de ses poulains. Il est capable de marier les genres. Il a de l’intuition et il a le sens de l’affectif. C’est un négociateur avisé. Il suscite collaborations artistiques, anticipe les tendances musicales, gère égos créatifs et contrats léonins. Il est apprécié pour ses qualités humaines et son intégrité. Mais certains comme Gyneco ont une vision moins positive du personnage et déplore leur statut de « poule aux disques d'or » qui se fait plumer. Néanmoins, il développe des rapports contractuels originaux avec ses artistes via des clauses d’attachement comme avec Manu Chao qui revendique de signer non avec une maison de disque mais avec de Buretel. Cette « keyman clause » a ainsi permis à Manu (Chao) de rejoindre Manu (de Buretel) lorsqu’EMI a dit ciao à ce dernier.
- un manager. Il a su s’entourer et faire progresser des collaborateurs de talent et ainsi pouvoir assumer lui-même de nouvelles responsabilités. Eric Bielsa l’a suivi de Virgin chez Because pour s’occuper des parties finances et opérationnel. Philippe Ascoli, passé par le UK, est désormais DG de Virgin France. Il a aussi fait confiance à Benjamin Chulvanij, Eric Tong-Cuong, Laurence Touitou. Son style manageriel est réputé direct, abrasif, parfois peu diplomate. Mais il sait développer ses équipes.
- un dirigeant. Il a su réformer de l’intérieur une major et ainsi réorganiser EMI/Virgin en structures autonomes (les labels Delabel, Source, Labels, Hostile) travaillant comme des laboratoires de production capables de pister les courants musicaux et de développer les nouveaux artistes du rap, de l’électro et du rock. Plutôt que d’enrichir le catalogue par l’achat de labels extérieurs, Manu a su privilégier une croissance organique. Il a ainsi toujours cherché à « optimiser les labels et la structure managérial » chez Virgin / EMI.
- un entrepreneur. Il a commencé par l’intraprenariat en créant Delabel au sein de Virgin, puis a cédé à l’entreprenariat en créant le label Because Music un fois parti de chez EMI. Il a l’optimisme et l’enthousiasme d’un créateur qui relève des défis et a confiance dans l’atteinte de ses objectifs.
- un marketer. En termes de distribution et de commercialisation, il n’hésite pas à innover et à marier art et technologie. Il conçoit la musique comme un produit sophistiqué et cherche à utiliser les nouveaux vecteurs de communication et de diffusion de la musique pour établir un contact plus direct avec le consommateur. Il a été l’initiateur de « Yeha Noha », succès de l’été 1995, chanté et dansé par des Indiens d'Amérique, une lambada mystico-écolo-tribale relayée par TF1. Il fonde actuellement sa promotion sur des partenariats avec SFR, Orange, TF1, France Télévisions, Dailymotion. Il fait preuve de créativité et réinvente son approche marketing pour travailler différemment. Il sait ainsi transformer les hits nationaux en succès européens ou mondiaux.
- un stratège. Son approche du marché est de créer un label international haut de gamme. Because base son succès sur des artistes avec un potentiel d’export : des chansons en anglais pour les Rita, pour Charlotte Gainsbourg ; des artistes électro sans paroles comme Air, Daft Punk ou Justice ; des artistes multiculturels au répertoire worldmusic comme Amadou et Mariam ou manu Chao ; des couvertures presse internationale. Because, c’est aussi un label multidisciplinaire qui s’emploie à faire tourner ses artistes en remplissant ses salles de concert comme la Cigale, qui se fait distribuer en France par Wagram.
- un européen. Chez EMI, il a réussi à faire passer les ventes d'albums français à l'étranger de 1,5 en 1993 à 13 millions en 1998 et plus de 39 millions d'unités en 2000.
Pour l’info people, Emmanuel de Buretel est marié avec Jenna de Rosnay (née Severson, du nom du photographe, créateur du magazine Surf Magazine). Jenna a une fille Alizé, née de son premier mariage avec Arnaud Fromet de Rosnay (aventurier, photographe, beau gosse disparu en 1984 en mer de Chine lors d’une traversée en planche à voile). Emmanuel et Jenna ont trois filles Kéa, Luna, Aleya.
Nota (thx Valmont): Xavier de Rosnay, du groupe Justice, ne fait pas partie de la famille: c'est un Dulong de Rosnay et non un Fromet de Rosnay...